14
Nuit enchantée

 

 

Wulfgar déposa Régis et Bruenor sur un lit de mousse dans une petite clairière un peu plus loin dans la forêt, puis s’effondra, terrassé de douleur. Drizzt le rattrapa quelques minutes plus tard.

— Il faut que nous installions le camp ici, dit le drow, même si j’aurais souhaité mettre plus de distance entre…

Il s’interrompit en voyant son jeune ami se tordre de douleur et serrer sa jambe blessée. Il perdit presque connaissance tant la douleur était intense. Drizzt se précipita pour examiner le genou et il écarquilla les yeux de choc et de dégoût.

Une main de troll, probablement l’une de celles qu’il avait tranchées lorsque Wulfgar était venu à la rescousse de Bruenor, s’était accrochée au barbare tandis qu’il courait, trouvant à se nicher derrière son genou. Un doigt griffu s’était déjà profondément enfoncé dans la jambe, et deux autres continuaient à fouiller la plaie.

— Ne regarde pas, recommanda Drizzt à Wulfgar.

Il fouilla dans son sac à la recherche de son briquet, puis mit le feu à un petit bâton qu’il utilisa pour toucher l’immonde main ici et là. Dès que la chose se mit à fumer et à se tortiller, Drizzt la sortit de la jambe et la jeta à terre. Elle essaya de détaler, mais Drizzt sauta sur elle, l’empêchant de bouger en y plantant un de ses cimeterres et en la brûlant entièrement à l’aide du bâton enflammé.

Il regarda Wulfgar, stupéfait du cran qui avait permis au barbare d’avancer avec une blessure aussi atroce. Mais leur course était terminée maintenant, et Wulfgar avait cédé à la douleur et l’épuisement. Il avait perdu connaissance et était étendu à terre à côté de Bruenor et Régis.

— Dormez bien, leur dit doucement Drizzt. Vous l’avez mérité.

Il se pencha sur chacun de ses amis pour s’assurer qu’ils n’étaient pas blessés trop grièvement. Puis, rassuré de constater qu’ils se remettraient tous, il reprit sa garde vigilante.

Mais même le valeureux drow était allé au-delà de son endurance lors de leur traversée effrénée des landes Éternelles et, dodelinant bientôt de la tête, il rejoignit ses amis dans le sommeil.

Ce furent les ronchonnements de Bruenor qui les réveillèrent tard le lendemain matin.

— T’as oublié ma hache ! cria le nain avec colère. J’peux pas découper de sales trolls sans ma hache !

Drizzt s’étira avec aise, un peu reposé, mais loin d’avoir recouvré toutes ses forces.

— Je t’ai pourtant dit de prendre la hache, dit-il à Wulfgar, qui émergeait lui aussi d’un profond sommeil.

— Je te l’ai dit clairement, ajouta Drizzt sur un ton de réprimande moqueuse. Prends la hache et laisse le nain ingrat sur le terrain.

— C’est le nez qui m’a troublé, répliqua Wulfgar. Il ressemblait plus à la tête d’une hache qu’à aucun nez que j’aie jamais vu !

Bruenor loucha sans le vouloir sur son long museau.

— Bah ! gronda-t-il, j’vais m’trouver un gourdin ! et il s’éloigna d’un pas décidé dans la forêt.

— Un peu de silence, si vous le voulez bien ! demanda Régis d’un ton hargneux tandis que le dernier reliquat de ses rêves agréables s’estompait.

Dégoûté d’être réveillé si tôt, il se retourna et couvrit sa tête de sa capuche.

Ils auraient pu arriver à Lunargent ce jour-là, mais une seule nuit de repos ne suffirait pas à dissiper la fatigue des jours passés dans les landes Éternelles et sur une route semée d’embûches avant cela. Wulfgar, entre sa jambe blessée et son dos douloureux, devait se servir d’un bâton en guise de canne, et le sommeil que Drizzt avait trouvé la nuit précédente avait été son premier repos depuis près d’une dizaine. À la différence des landes, cette forêt semblait accueillante. Et s’ils savaient qu’ils étaient toujours dans des contrées sauvages, ils se sentaient suffisamment en sécurité pour suivre la route en direction de la cité et s’offrir, pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté Dix-Cités, le luxe d’une promenade tranquille.

Ils sortirent de la forêt le lendemain à midi et parcoururent les derniers kilomètres qui les séparaient de Lunargent. Ils atteignirent leur dernière montée avant le coucher du soleil et contemplèrent la Rauvin et les innombrables tours de la cité enchantée.

Ils éprouvèrent tous le même sentiment d’espoir et de soulagement en admirant ce spectacle somptueux, mais aucun ne le ressentit plus vivement que Drizzt Do’Urden. Le drow avait espéré depuis les tout premiers préparatifs de leur aventure qu’ils passeraient par Lunargent, bien qu’il n’ait rien fait pour influencer la décision de Bruenor quant au choix du trajet. Drizzt avait entendu parler de Lunargent après son arrivée à Dix-Cités et, s’il n’avait pas rencontré une certaine tolérance à son égard dans la rude communauté, il se serait immédiatement mis en route pour cette cité. Connus pour leur tolérance et l’accueil de tous ceux venus en quête de savoir, quelle que soit leur race, les habitants de Lunargent offraient à l’elfe noir une véritable occasion de trouver un foyer.

Il avait pensé plusieurs fois faire le voyage, mais quelque chose en lui, la crainte peut-être d’un faux espoir et d’attentes frustrées, l’avait empêché de quitter la sécurité du Valbise. Aussi, lorsque la décision avait été prise à Longueselle de faire de Lunargent leur prochaine destination, Drizzt avait soudain eu devant les yeux la réalisation du rêve qu’il n’avait jamais osé concrétiser. Tandis qu’il contemplait son seul espoir d’être vraiment accepté à la surface du monde, il se contraignit courageusement à oublier ses appréhensions.

— Le pont de Lune, dit Bruenor en voyant un chariot en contrebas qui traversait la Rauvin comme s’il flottait dans les airs.

Bruenor avait entendu parler de la structure invisible lorsqu’il était enfant, mais ne l’avait jamais vue de ses propres yeux.

Wulfgar et Régis observèrent, médusés, le spectacle du chariot volant. Le barbare avait surmonté bien des craintes que la magie lui inspirait lors de son séjour à Longueselle et il était vraiment impatient d’explorer cette cité légendaire. Régis y était allé une fois, mais la connaissance qu’il avait de l’endroit n’entama en rien son enthousiasme.

Ils s’approchèrent du poste de garde sur la Rauvin avec entrain en dépit de leur fatigue, le même poste qu’Entreri et ses compagnons avaient passé quatre jours auparavant. Les mêmes gardes qui avaient autorisé l’entrée dans la cité du funeste groupe étaient de faction.

— Bonjour, dit Bruenor d’un ton presque jovial pour un nain. Et sachez que la vue de vot’belle cité a rempli de joie mon cœur bien fatigué.

Les gardes l’entendirent à peine, les yeux rivés sur le drow qui avait ramené sa capuche en arrière. Ils semblaient curieux car ils n’avaient jamais vu d’elfe noir, mais l’arrivée de Drizzt ne les surprenait pas outre mesure.

— Pourriez-vous nous escorter jusqu’au pont de Lune, maintenant ? demanda Régis après un moment de silence qui se faisait de plus en plus pesant. Vous n’avez aucune idée de notre impatience de voir Lunargent. Nous avons tellement entendu parler de cette cité !

Drizzt pressentit ce qui allait se passer. Une boule de colère enfla dans sa gorge.

— Allez-vous-en, dit tranquillement le garde. Vous ne pouvez pas passer.

Le visage de Bruenor s’empourpra de rage, mais Régis prévint l’explosion.

— Nous n’avons rien fait qui soit susceptible de justifier une telle décision, protesta calmement le halfelin. Nous sommes de simples voyageurs et nous ne voulons pas d’histoires. Il approcha sa main de sa veste et du rubis au pouvoir hypnotisant, mais un froncement de sourcils de Drizzt le fit renoncer à son plan.

— Vos actions ne s’accordent pas avec votre réputation, fit remarquer Wulfgar aux gardes.

— Je regrette, répliqua l’un d’eux, mais j’ai des ordres et je les suis.

— Nous ou le drow ? demanda Bruenor.

— Le drow, répondit le garde. Vous pouvez vous rendre dans la cité, mais le drow ne peut pas passer !

Drizzt sentit ses espoirs s’effondrer. Ses mains se mirent à trembler. Il n’avait jamais ressenti une douleur si intense, car c’était la première fois qu’il venait quelque part sans s’attendre à être rejeté. Mais il parvint à sublimer sa colère immédiate et à se rappeler que cette quête était la quête de Bruenor, pas la sienne, pour le meilleur ou pour le pire.

— Bande de chiens ! s’écria Bruenor. L’elfe vaut dix d’entre vous et plus encore ! J’lui dois cent fois la vie, et vous avez l’audace de dire qu’il n’est pas digne de vot’misérable cité ! Combien d’trolls avez-vous tués ?

— Calme-toi, mon ami, interjeta Drizzt, avec un sang-froid absolu. Je m’attendais à ces réactions. Ils ne peuvent pas savoir qui est Drizzt Do’Urden. Ils ne connaissent que la réputation de mon peuple. Et on ne peut pas leur en vouloir. Allez. J’attendrai votre retour.

— Non, déclara Bruenor d’un ton péremptoire. Si tu peux pas entrer dans la cité, alors aucun d’entre nous n’y entrera !

— Pense à notre mission, nain entêté, lui dit Drizzt d’un ton de réprimande. La Voûte des Sages est dans la cité. Notre seul espoir peut-être.

— Pouah, grogna Bruenor. Aux Abysses, cette cité maudite et tous ceux qui y vivent ! Sundabar est à moins d’une dizaine de marches. Helm, Ami-des-Nains, s’ra plus hospitalier, ou je ne suis qu’un gnome à barbe !

— Tu devrais rentrer, dit Wulfgar. Ne laissons pas notre colère faire échouer notre mission. Mais je reste avec Drizzt. Où il ne peut pas aller, Wulfgar, fils de Beornegar, refuse d’aller !

Mais les petites jambes de Bruenor l’entraînaient déjà d’un pas énergique sur la route qui s’éloignait de la cité. Régis haussa les épaules à l’adresse des deux autres et lui emboîta le pas, aussi loyal à l’égard du drow que ses compagnons.

— Choisissez le lieu où installer votre camp, installez-vous où vous voulez et sans crainte, proposa le garde en s’excusant presque. Les Chevaliers d’Argent ne vous dérangeront pas, et ils ne laisseront pas non plus approcher des monstres des frontières de Lunargent.

Drizzt hocha la tête, car, s’il avait encore du mal à se remettre de cette vexation, il comprenait que le garde soit impuissant à changer la regrettable situation. Il s’éloigna lentement, les questions troublantes qu’il avait évité de se poser depuis tellement d’années commençaient à l’assaillir.

Wulfgar n’était pas si magnanime.

— Vous commettez une injustice à son égard, dit-il au garde lorsque Drizzt tourna les talons. Il n’a jamais levé une arme contre quelqu’un qui ne le méritait pas, et ce monde, le tien et le mien, est un monde meilleur parce que Drizzt Do’Urden y vit ! (Le garde détourna les yeux, incapable de riposter devant les reproches justifiés.) Et je mets en doute l’honneur de celui qui obéit à des ordres injustes, déclara Wulfgar.

Le garde jeta un regard furieux au barbare.

— La Dame n’est pas tenue de se justifier, répondit-il en posant la main sur la garde de son épée. (Il comprenait la colère des voyageurs, mais n’accepterait aucune critique envers Dame Alustriel, sa bien-aimée patronne.) Ses ordres sont nobles et sa sagesse bien plus grande que la mienne ou la tienne ! gronda-t-il.

Wulfgar ne répondit pas au ton menaçant et ne montra aucun signe de trouble. Il tourna les talons et suivit ses amis.

Bruenor installa leur campement à quelques centaines de mètres seulement de la Rauvin, bien en vue du poste de garde. Il avait perçu la gêne de la sentinelle qui les avait refoulés et il voulait exploiter ce sentiment de culpabilité autant qu’il le pouvait.

— Sundabar nous indiquera la route, ne cessa-t-il de répéter après leur souper, essayant de se convaincre lui-même autant que les autres que leur échec à Lunargent ne nuirait pas à leur quête. Et au-delà se trouve la citadelle d’Adbar. Si quelqu’un, dans les Royaumes Oubliés, a entendu parler de Castelmithral, ce s’ra Harbromm et les nains d’Adbar !

— C’est bien loin encore, remarqua Régis. L’été sera peut-être fini avant que nous puissions atteindre la forteresse du Roi Harbromm.

— Sundabar, répéta Bruenor avec entêtement. Et Adbar, s’il le faut !

Les deux amis poursuivirent leurs échanges un moment. Wulfgar n’y participa pas, trop occupé à observer le drow qui s’était légèrement éloigné du camp tout de suite après le repas – auquel Drizzt avait à peine touché – et observait silencieusement la cité en aval de la Rauvin.

Pour l’heure, Bruenor et Régis s’installèrent pour dormir, toujours en colère, mais se sentant suffisamment en sécurité dans le camp pour succomber à leur fatigue. Wulfgar rejoignit le drow.

— Nous allons trouver Castelmithral, dit-il pour le réconforter, même s’il savait bien que la consternation de Drizzt n’avait rien à voir avec leur objectif actuel.

Drizzt hocha de la tête en signe d’acquiescement, mais resta silencieux.

— Leur rejet te blesse, observa Wulfgar. Je pensais que tu avais accepté ton destin. Pourquoi est-ce si différent cette fois-ci ? (Le drow ne répondit toujours pas. Wulfgar respecta son désir d’être seul.) Ne perds pas courage, Drizzt Do’Urden, noble rôdeur et fidèle ami. Sache que ceux qui te connaissent donneraient sans hésiter leur vie pour toi ou à tes côtés.

Il posa une main sur l’épaule de Drizzt en se tournant pour s’éloigner. Drizzt garda le silence, mais il fut touché par les paroles de Wulfgar. Leur amitié se passait de remerciements, ils avaient dépassé ce stade, et Wulfgar, tandis qu’il revenait vers le camp en laissant Drizzt à ses pensées, espérait simplement avoir réconforté un peu son ami.

Les étoiles apparurent et le drow se tenait toujours debout, seul, au bord de la Rauvin. Drizzt s’était rendu vulnérable pour la première fois depuis ses premiers jours passés à la surface, et la déception qu’il ressentait maintenant éveillait les mêmes doutes dont il pensait s’être libéré des années auparavant, avant d’avoir même quitté Menzoberranzan, la cité des elfes noirs. Comment pouvait-il espérer mener un jour une vie normale dans le monde de la lumière des elfes à la peau claire ? À Dix-Cités où les meurtriers et les voleurs obtenaient souvent des postes respectables et influents, il était à peine toléré. À Longueselle, où la curiosité fanatique des inénarrables Harpell primait sur le reste, il avait fait l’objet de la curiosité qu’un animal de ferme ayant subi une mutation éveille : son esprit avait été examiné et fouillé. Et si les mages ne voulaient pas lui faire de mal, ils n’avaient toutefois aucune compassion, aucun respect pour lui. Il n’était rien de plus qu’un objet curieux qu’on souhaite observer.

Et maintenant Lunargent, une cité fondée et structurée sur des principes d’individualité et de justice, où les peuples de toutes les races étaient accueillis s’ils y venaient en amis, cette cité l’avait banni. Toutes les races, apparemment, sauf celle des elfes noirs.

L’inéluctabilité de l’existence de Drizzt en tant que paria ne lui était jamais apparue avec autant d’évidence. Aucune autre cité dans les Royaumes, pas même un village loin de tout, ne pouvait lui offrir un foyer ou une vie, si ce n’est en marge de la civilisation. Les limitations cruelles de ces options et surtout de ses espoirs d’un changement futur l’atterraient.

Il se tenait maintenant sous la voûte des étoiles, les observant avec le même amour profond, la même révérence que ses cousins nés à la surface de la terre, mais en remettant sincèrement en question sa décision de quitter l’Outreterre.

S’était-il dressé contre un plan divin, avait-il enfreint les limites d’un ordre naturel ? Il aurait peut-être dû accepter sa destinée et demeurer dans la cité sombre, parmi les siens.

Un scintillement dans le ciel nocturne le tira de son introspection. Une étoile palpitait au-dessus de lui et grossissait, plus large déjà qu’une étoile normale. Sa lumière baignait Drizzt et l’endroit où il se tenait, formant un doux halo, et l’étoile continuait à palpiter.

Puis la lueur enchantée disparut ; une femme se tenait maintenant devant Drizzt. Sa chevelure resplendissait d’argent et ses yeux brillants reflétaient des années d’expérience et de sagesse dans l’éclat d’une éternelle jeunesse. Elle était grande, plus grande que Drizzt, et droite, vêtue d’une longue robe tissée de la soie la plus fine, et une couronne en or, sertie de gemmes lui ceignait la tête.

Elle le regardait avec compassion, comme si elle pouvait lire chacune de ses pensées et comprenait l’enchevêtrement d’émotions qu’il devait essayer de démêler.

— Que la paix soit sur toi, Drizzt Do’Urden, dit-elle d’une voix mélodieuse. Je suis Alustriel, Haute Dame de Lunargent.

Drizzt l’observa plus attentivement, bien que sa noblesse et sa beauté parlent pour elle.

— Vous me connaissez ? demanda-t-il.

— Beaucoup ont entendu parler des Compagnons du Hall, car tel est le nom que Harkle Harpell a choisi pour votre troupe. Un nain en quête de son ancienne patrie n’est pas si rare que cela dans les Royaumes, mais un elfe drow marchant à ses côtés attire certainement l’attention de ceux qui croisent son chemin. (Elle prit une profonde inspiration et regarda les yeux lavande.) C’est moi qui t’ai refusé le passage dans la cité, reconnut-elle.

— Alors pourquoi venir maintenant ? demanda Drizzt, plus par curiosité que par colère.

Il était incapable d’associer ce refus avec la personne qui se tenait désormais devant lui. Les principes de justice et de tolérance d’Alustriel étaient bien connus dans les contrées du nord, bien que Drizzt ait commencé à se demander si les histoires n’étaient pas exagérées depuis sa mésaventure au poste de garde. Mais maintenant que la Haute Dame se tenait devant lui en exprimant ouvertement une sincère compassion, il ne pouvait que croire les récits qu’il avait entendus.

— J’estimais te devoir une explication, répliqua-t-elle.

— Vous n’avez pas à justifier votre décision.

— Mais je le dois, insista Alustriel. Pour moi et ma cité autant que pour toi. Mon refus t’a plus blessé que tu veux bien l’admettre. (Elle s’approcha de Drizzt.) Cela m’a peinée également, ajouta-t-elle doucement.

— Pourquoi, alors ? demanda Drizzt (Sa colère transparaissait malgré son calme apparent.) Si vous me connaissez, alors vous savez aussi que je ne représente aucune menace pour votre peuple.

Elle lui caressa la joue de sa main fraîche.

— Les apparences, expliqua-t-elle. Des événements sont en cours dans le nord qui font qu’en ce moment les apparences sont vitales. Elles prennent même le pas sur ce qui est juste. Tu as été victime d’un sacrifice.

— Un sacrifice que je ne connais que trop.

— Je sais, murmura Alustriel. Nous avons appris que tu avais été refoulé de Nesme, cela devient une habitude pour toi.

— Je m’y attends, dit froidement Drizzt.

— Mais pas ici, rétorqua Alustriel. Tu ne t’y attendais pas à Lunargent, et tu n’avais pas à t’y attendre.

Sa sensibilité toucha Drizzt. Sa colère s’évanouit tandis qu’il attendait une explication, persuadé désormais que la femme avait de bonnes raisons pour agir comme elle l’avait fait.

— De nombreuses forces sont ici à l’œuvre qui n’ont rien à voir avec toi, et ne devraient rien avoir avec toi, commença-t-elle. Des menaces de guerre et d’alliances secrètes ; des bruits qui courent et des conjectures dénués en fait de fondement et incompréhensibles pour des gens sensés. Je me méfie beaucoup des marchands, bien qu’ils traversent librement Lunargent. Ils redoutent nos idées, nos idéaux, ils les perçoivent comme des menaces à leurs pouvoirs, et ils ont raison de les redouter. Ils sont très puissants et aimeraient voir Lunargent se rallier à leur point de vue.

» Mais parlons d’autre chose. Comme je l’ai dit, cela n’a rien à voir avec toi. Tout ce que je te demande de comprendre, c’est qu’en tant que patronne de ma ville, je suis parfois forcée d’agir pour le bien général, quel que soit le prix que cela puisse coûter à un individu.

— Vous redoutez les mensonges et les conjectures susceptibles de courir sur vous si un elfe noir marche librement dans Lunargent ? soupira Drizzt avec incrédulité. Permettre tout simplement à un drow de circuler au milieu de votre peuple vous impliquerait dans une alliance sournoise avec l’Outreterre ?

— Tu n’es pas un elfe drow ordinaire, expliqua Alustriel. Tu es Drizzt Do’Urden, un nom destiné à être connu sur toute l’étendue des Royaumes. Pour l’instant, cependant, tu es un drow dont la réputation est arrivée jusqu’aux dirigeants du nord, et au début, du moins, ils ne comprendront pas que tu as abandonné ton peuple.

» Et cette histoire se complique, semble-t-il, continua Alustriel. Tu sais que j’ai deux sœurs ? (Drizzt secoua la tête.) Oragie, une barde renommée, et Colombe Fauconnier, une rôdeuse. Toutes deux s’intéressent à Drizzt Do’Urden – Oragie parce que c’est une légende qui a besoin d’être chantée comme il se doit, et Colombe… je ne comprends pas encore ses raisons. Tu es devenu un héros à ses yeux. Je crois que tu représentes pour elle la quintessence des qualités qu’en tant que rôdeuse elle aussi aspire à exalter. Elle est arrivée ce matin dans la cité, et savait que tu serais là bientôt.

» Colombe est bien plus jeune que moi, poursuivit Alustriel, et peu versée dans la politique du monde.

— Elle pourrait bien me chercher, souligna Drizzt, voyant les implications qu’Alustriel redoutait.

— Elle va le faire, à un moment ou à un autre, répondit la dame. Mais je ne peux pas le permettre maintenant, pas à Lunargent. (Alustriel l’observa avec intensité, son regard laissant entrevoir des émotions plus profondes et plus personnelles.) Et surtout, moi-même, j’aurais cherché à te rencontrer, comme je le fais maintenant.

Les implications d’une telle rencontre dans la cité semblaient désormais évidentes aux yeux de Drizzt, maintenant qu’il avait entendu les allusions d’Alustriel au sujet des luttes politiques.

— Une autre fois, un autre lieu, peut-être, dit-il. Cela vous contrarierait beaucoup ?

— Absolument pas, répondit-elle en souriant.

Un sentiment de satisfaction et de fébrilité envahit soudain Drizzt. Il regarda de nouveau les étoiles, se demandant s’il découvrirait un jour toute la vérité sur sa décision de se rendre à la surface, ou si son existence ne serait toujours qu’un tumulte d’espoirs vains et d’attentes brisées.

Ils gardèrent le silence pendant de longues minutes, puis Alustriel reprit la parole.

— Vous êtes venus pour vous rendre à la Voûte des Sages, dit-elle, pour voir si vous y trouveriez quelque chose mentionnant Castelmithral.

— J’ai dit au nain d’y aller, répondit Drizzt. Mais il est têtu.

— J’avais cru le comprendre, dit Alustriel en riant. Mais je ne voulais pas que mes actions entravent votre si noble quête. J’ai parcouru la Voûte moi-même. Tu ne peux pas imaginer sa taille ! Tu n’aurais pas su où commencer ta recherche parmi les milliers de volumes qui tapissent les murs. Et je connais la Voûte mieux que quiconque. J’ai appris des choses que toi et tes amis auraient mis des dizaines à découvrir. Mais en vérité, bien peu de chose a été écrit sur Castelmithral, et rien du tout qui donne ne serait-ce qu’un vague indice sur l’endroit approximatif où il se trouve.

— Alors vous nous avez rendu service en nous refoulant.

Alustriel rougit d’embarras, bien que Drizzt n’ait pas eu l’intention de faire une remarque sarcastique.

— Mes gardes m’ont dit que vous aviez l’intention de vous rendre à Sundabar, dit la Dame.

— C’est vrai, répondit Drizzt, et de là jusqu’à la citadelle d’Adbar s’il le faut.

— Je vous déconseille cet itinéraire, dit Alustriel. D’après tout ce que j’ai pu lire dans la Voûte et ce que je sais moi-même des légendes parlant de l’époque où les trésors affluaient de Castelmithral, je pense que cette cité se trouve à l’ouest, pas à l’est.

— Nous sommes arrivés de l’ouest et notre périple, à la recherche de ceux ayant des informations sur les halls d’argent, nous a continuellement conduits vers l’est, répliqua Drizzt. Au-delà de Lunargent, les seuls espoirs que nous avons sont Helm et Harbromm, tous deux à l’est.

— Helm aura peut-être quelque chose à vous dire, reconnut Alustriel. Mais vous n’apprendrez pas grand-chose du Roi Harbromm et des nains d’Adbar. Ils sont eux-mêmes partis en quête de l’ancienne patrie de Bruenor il y a quelques années seulement, et ils sont passés par Lunargent – en direction de l’ouest. Mais ils n’ont jamais trouvé l’endroit et sont rentrés chez eux convaincus que Castelmithral avait été soit détruit et profondément enseveli dans une montagne inconnue, soit n’avait jamais existé et était simplement une fable colportée par les négociants du sud qui vendent leurs marchandises dans les contrées du nord.

— Vous n’offrez guère d’espoir, remarqua Drizzt.

— Mais si, répliqua Alustriel. À l’ouest d’ici, à moins d’un jour de marche, le long d’un chemin qui n’est indiqué nulle part et qui commence au nord de la Rauvin, se trouve le fort du Héraut, un ancien bastion de savoirs accumulés. Le héraut, Vieille Nuit, pourra vous guider. Si quelqu’un est en mesure de le faire, c’est bien lui. Je lui ai annoncé votre venue et il a consenti à vous recevoir, bien qu’il n’ait pas eu de visiteurs depuis des décades, à l’exception de moi et de quelques érudits choisis.

— Nous vous sommes redevables, dit Drizzt en s’inclinant.

— N’espérez pas trop de cette rencontre, avertit Alustriel. Castelmithral fut, puis a disparu du monde en un clin d’œil. Trois générations de nains, à peine, exploitèrent les mines de ce lieu, même si je t’accorde qu’une génération de nain est une très, très longue période de temps, et ils étaient très jaloux de leur travail. Si ce que l’on raconte est vrai, ils laissaient rarement quelqu’un entrer dans leurs mines. Ils sortaient leurs œuvres au milieu de la nuit et les faisaient circuler par l’intermédiaire d’un réseau secret et complexe d’agents nains pour qu’elles soient mises sur le marché.

— Ils se protégeaient bien de la cupidité du monde extérieur, observa Drizzt.

— Mais c’est une chose venue des mines qui a entraîné leur perte, ajouta Alustriel. Un danger inconnu qui rôde peut-être encore, tu le sais. (Drizzt hocha la tête en signe d’assentiment.) Et tu as quand même décidé de partir ?

— Les trésors ne m’intéressent pas, encore que s’ils sont aussi splendides que Bruenor les décrit, j’aimerais les admirer. Mais cette quête est la quête du nain, sa grande aventure, et je serais un piètre ami, vraiment, si je ne l’aidais pas à la mener à bien.

— Ce n’est pas une épithète que l’on risque d’associer à ton nom, Drizzt Do’Urden, dit Alustriel. (Elle sortit un petit flacon d’un pli de sa robe.) Prends cela avec toi, lui recommanda-t-elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une potion de mémoire, expliqua Alustriel. Donne-la au nain lorsque les réponses à ce que tu cherches sembleront à portée de main. Mais attention, ses pouvoirs sont grands ! Bruenor déambulera un moment dans les souvenirs de son lointain passé ainsi que dans les expériences de son présent.

» Et ceci, dit-elle, sortant un petit sac du même pli et le tendant à Drizzt, est pour toi. Un onguent pour aider les blessures à guérir et des biscuits qui redonnent des forces au voyageur fatigué.

— Mes remerciements et les remerciements de mes amis, dit Drizzt.

— Comparé à la terrible injustice dont j’ai fait preuve envers toi, ce n’est pas grand-chose.

— Mais la sollicitude de la personne qui me les donne n’a pas été un cadeau insignifiant, répliqua Drizzt. (Il la regarda droit dans les yeux et elle fut captivée par l’intensité de son regard.) Vous avez ranimé mon espoir, Dame de Lunargent. Vous m’avez rappelé que ceux qui suivent la voie de la conscience sont récompensés : ils trouvent un trésor bien plus précieux que les babioles qui tombent trop souvent entre les mains des hommes de peu de foi.

— Oui, ils le sont en effet, acquiesça-t-elle. Et ton futur t’en montrera bien plus encore, fier rôdeur. Mais la nuit est maintenant bien avancée et tu dois te reposer. Ne crains rien car on veille sur toi ce soir. Adieu, Drizzt Do’Urden, et que la route devant toi soit sans embûches.

Avec un signe de la main, elle s’évanouit dans la lueur des étoiles, laissant Drizzt se demander s’il n’avait pas rêvé toute la scène. Mais ses dernières paroles flottèrent alors vers lui, accompagnées par la brise légère.

— Adieu, et ne désespère pas, Drizzt Do’Urden. Ton honneur et ton courage ne passent pas inaperçus !

Drizzt se tint immobile un long moment. Il se pencha et cueillit une fleur sauvage sur la berge de la rivière, la faisant rouler entre ses doigts et se demandant si lui et la Dame de Lunargent se rencontreraient de nouveau un jour dans des circonstances plus favorables. Et où une telle rencontre pourrait mener.

Puis il jeta la fleur dans la Rauvin.

— Laissons les événements suivre leur cours, dit-il de manière résolue en regardant en direction du camp et de ses amis les plus proches. Je n’ai pas besoin de ruminer des pensées qui déprécient les trésors que j’ai déjà en ma possession.

Il inspira profondément afin de dissiper les vestiges de son apitoiement sur lui-même.

Puis, sa confiance retrouvée, le vaillant rôdeur s’endormit.

Les Torrents D'Argent
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